mercredi 27 avril 2016

Qui était Jean Bottéro ?

Article du parue dans journal le Monde 25.12.2007
De Philippe-Jean Catinchi


 Avec Jean Bottéro, mort le 15 décembre, à 93 ans à Gif-sur-Yvette (Essonne), disparaît l'un des plus grands savants français. Historien mondialement reconnu pour son savoir sur le Moyen-Orient antique et le monde de la Bible, cet assyriologue d'exception s'amusait de la singularité de sa discipline.

Focalisée sur les Mésopotamiens, créateurs de la première civilisation historiquement connue - celle qui inventa l'écriture et le droit - l'assyriologie avait "en commun avec la métaphysique de renoncer à tout autre but que celui de la connaissance pure", ne pouvant "elle non plus, servir à rien d'autre qu'à en savoir le plus possible" sur le compte d'une poignée d'êtres. Une pirouette pour masquer l'exigence d'un érudit qui n'écrit que pour comprendre, et n'aventure de synthèse intelligible qu'une fois la question posée résolue.

Pour le reste, en authentique Provençal, il préfère raconter, de son verbe chantant, ces "très vieilles histoires" dont la leçon a fécondé les civilisations à venir, de la Syrie à la Grèce, en passant par la Bible. Jean Bottéro est de fait, par son sens de l'amitié et de la famille, son goût pour la cuisine comme son art de la conversation, un parfait méditerranéen.

Issu d'un milieu très modeste - père et mère descendent d'émigrés piémontais - il naît à Vallauris (Alpes-Maritimes), où son père est potier, le 30 août 1914, aux premiers jours de la Grande Guerre. Mobilisé le mois même de la naissance de Jean, le père ne reviendra de captivité que cinq ans plus tard, quand l'enfant étonne déjà par sa précocité. A 11 ans, Jean entre au séminaire de Nice, où il s'initie au latin, puis au grec. D'où sa profonde et durable gratitude envers l'institution dominicaine, qui lui offre une formation solide sans le contraindre à se couler dans un moule.

Sans doute est-ce la raison qui le pousse, sitôt passé le bac, à entrer dans les ordres. Après le noviciat à Biarritz (1931), c'est le prieuré de Saint-Maximin sitôt la prise d'habit, à la Noël 1932. Dans Babylone et la Bible, précieux livre d'entretiens qu'il compose avec Hélène Monsacré en 1994, Jean Bottéro précise qu'il y contracta le goût de la théologie comme de la métaphysique.

Distingué par le père Lagrange, fondateur de l'Ecole biblique de Jérusalem, il est choisi pour reprendre le flambeau et interroger in situ le texte testamentaire. "Etudier la Bible dans le pays où elle a été écrite" : le projet enthousiasme le jeune homme qui se met à l'allemand ("la première des langues sémitiques", selon Lagrange). L'hébreu suit bientôt. Mais le début du conflit mondial suspend le rêve palestinien.

Bloqué à Saint-Maximin, il y enseigne la philosophie grecque, puis l'exégèse biblique, qu'il inaugure par l'étude de Job et de l'Ecclésiaste pour interroger la question du mal. Une façon de rendre le primat au questionnement scientifique de l'Ancien Testament. Mais quand il aborde avec la Genèse le récit du péché originel, son refus de le créditer d'un certificat d'historicité conduit à la rupture. Il est suspendu. Ne pouvant renoncer à l'étude, il reprend le projet de Lagrange d'établissement au Proche-Orient. Apprenant seul l'akkadien, il traduit, avec l'appui bienveillant de René Labat, professeur de philologie et d'histoire à l'Ecole pratique des hautes études, le "Code de Hammurabi". Réfugié au couvent dominicain de la rue de la Glacière, où l'on converse en latin, il vit dans une bulle échappée des heures thomistes du Moyen Age...

REFUS DES HONNEURS
Poussé par Labat, Bottéro intègre le CNRS en 1947. Une chance, en fait, puisque bientôt ses supérieurs religieux lui interdisent tout retour à Saint-Maximin, sa présence y étant tenue comme "un danger pour les jeunes". Contraint à demander sa "réduction à l'état laïque" (1950), il sera assyriologue, faute d'avoir pu être "bibliste". Mais sa démarche est inchangée. Et c'est pour mieux comprendre la Bible qu'il va voir "ce qu'il y avait derrière la Bible". André Parrot s'adjoint ses services pour percer les mystères de Mari, site archéologique syrien qui offre au savant en chambre son premier contact avec le terrain. Dans le mouvement, Bottéro découvre l'Irak, vérifiant la sagesse du postulat de Lagrange en étudiant la littérature cunéiforme là où elle a été écrite...


De retour en France, il renoue avec l'enseignement, dispensant à l'Ecole du Louvre une initiation à la langue akkadienne. Mais sa liberté de pensée et son absence de diplomatie lui valent de solides inimitiés, et Bottéro manque d'être écarté du CNRS quand Labat, qui le veut comme successeur à l'EPHE, oeuvre à la création d'une seconde chaire d'assyriologie qu'il lui fait attribuer (1958).

C'est là qu'échappant à toute cabale il se consacre pleinement à la civilisation mésopotamienne, non en archéologue, ni même en pur philologue, mais en historien. En liaison intime avec ses collègues étrangers - dès 1950, un rendez-vous international annuel réunit les assyriologues, et Allemands et Américains accueillent chaleureusement le savant français - il est ainsi invité par Heinrich Lenzen, patron des fouilles d'Uruk, en tant qu'épigraphiste au coeur du désert irakien...

Tandis que sa renommée internationale s'accroît au fil de ses publications scientifiques, Bottéro poursuit à l'EPHE l'exploitation méticuleuse d'un butin archéologique gigantesque dont il offre de lumineuses synthèses, entraîné par l'enthousiasme de Marcel Gauchet. S'ensuit une kyrielle de publications décisives chez Gallimard : Naissance de Dieu. La Bible et l'Historien ; Mésopotamie. L'Ecriture, la raison et les dieux ; Lorsque les dieux faisaient l'homme. Mythologie mésopotamienne ; outre la traduction de L'Epopée de Gilgamesh.

La simplicité de Jean Bottéro, sa chaleur, son sens de l'humain en font un ami hors pair - chaque semaine, avec son épouse Pénélope, il retrouve Elena Cassin, assyriologue elle aussi, son époux Jacques Vernant et Jean-Pierre, son cadet. Autant de qualités qui éclairent son regard d'anthropologue-né.

Prononçant, en 1982, une facétieuse "apologie pour une science inutile", Bottéro vantait la capacité de l'assyriologie à neutraliser la vanité. Perdu dans ses grimoires et poudreuses tablettes, il ne pouvait "porter préjudice à personne". Et le sage jugeait "précieuse" cette "utilité négative" qui désarme les querelles fratricides mais écarte du même coup des voies de la reconnaissance officielle.

Dès lors pas de fauteuil à l'Institut, ni de chaire au Collège de France (s'astreindre à des visites ? inenvisageable !), mais des contributions aux séminaires d'amis tels que Jean-Pierre Vernant, le spécialiste de la Grèce antique mort cette année. Un rendez-vous idéal pour celui qui préférait l'allégresse des chantiers du savant à la vanité de la représentation mondaine.

Philippe-Jean Catinchi 


30 août 1914 : Naissance à Vallauris (Alpes-Maritimes) 

1931 : Fait son noviciat à Biarritz (Pyrénées-Atlantiques) 
1957 : Entre au CNRS 
2007 : Mort le 15 décembre